Plan Werner et plan Delors: les non-dits d’une comparaison

Le 6 mars 2013, au (magnifique) Cercle Cité à Luxembourg-Ville, a eu lieu la présentation du corpus de recherche «Une relecture du rapport Werner de 1970 à la lumière des archives familiales Pierre Werner». Après la présentation de ce corpus par Elena Danescu (CVCE), ont pris la parole Jean-Claude Trichet (gouverneur honoraire de la Banque de France et ancien président de la Banque centrale européenne) et Jean-Claude Juncker (Premier ministre du Luxembourg et ancien président de l’Eurogroupe). Je ne vais pas ici m’étendre sur le contenu des discours, mais simplement me pencher sur une comparaison qui a eu cours pendant la soirée: le plan Delors de 1989 (Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne, 12 avril 1989) serait l’héritier, la réalisation, la continuité du plan Werner (Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire, 8 octobre 1970). Delors et Werner ont eux-mêmes insisté sur cette comparaison.

De mon point de vue, la comparaison entre les deux rapports montrent des différences très importantes, intéressantes à relever aujourd’hui, en pleine crise de la dette souveraine. D’autres chercheurs ont déjà relevé ces différences de nature entre les deux plans1.

Ce qui m’a toujours frappé, à la lecture des deux rapports, sont les éléments suivants:

  • Le rapport Werner use d’un language nettement moins technique que le plan Delors,
  • Le rapport Werner évoque nettement plus la politique économique, le plan Delors se focalise sur la politique monétaire,
  • Le rapport Werner évoque un processus décisionnel en matière monétaire fondé sur le consensus – il prévoit de consulter les partenaires sociaux en cas de grande décision monétaire.

J’ai déjà, sur ce site, rapidement évoqué ces différences. J’aimerais ici approfondir un peu.

Composition des deux comités

En premier lieu, la composition des deux comités est très différente.

Comité Werner
(Source: CVCE)
Comité Delors
(Source: CVCE)
Titulaires Suppléants Titulaires
Pierre Werner Johnny Schmitz Jacques Delors (Président)
Hubert Ansiaux Jacques Mertens de Wilmars Frans Andriessen
Gerard Brouwers Anthony Looijen Miguel Boyer
Bernard Clappier Jean-Michel Bloch-Lainé Demetrius J. Chalikias
Johann Baptist Schöllhorn Hans Tietmeyer Carlo Azeglio Ciampi
Gaetano Stammati Simone Palumbo Maurice F. Doyle
Ugo Mosca Jean-Claude Morel Willem F. Duisenberg
Jean Godeaux
Erik Hoffmeyer
Pierre Jaans
Alexandre Lamfalussy
Jacques de Larosière
Robert Leigh-Pemberton
Karl Otto Pöhl
Mariano Rubio
José A.V. Tavares Moreira
Niels Thygesen

Que peut-on déduire de cette composition? De manière rapide: le Comité Delors est composé de banquiers centraux, à l’exception de quatre d’entre-eux: Jacques Delors (président de la Commission), Alexcandre Lamfalussy (directeur général de la Banque des règlements internationaux, où il est en contact quotidien avec les banquiers centraux du monde entier. Il est devenu lui même un banquier central en prenant la présidence de l’Institut monétaire européen, l’institution qui a créé la banque centrale européenne), Niels Thygesen (professeur d’économie à Copenhague), et Miguel Boyer (président de la «Banco exterior de España»).

La composition du comité Werner est nettement plus variée:

  • Pierre Werner est un ministre d’État (Premier MInistre) luxembourgeois très “classique”, dans la mesure où il est très orienté vers les affaires économiques et financières;
  • Hubert Ansiaux (Banque nationale de Belgique) et Bernard Clappier (sous-gouverneur de la Banque de France au moment du Comité) sont tous les deux des banquiers centraux “classiques” (chacun dans le sens de leur pays),
  • Il y a plusieurs hauts fonctionnaires des ministères de l’Économie, dont Hans Tietmeyer (futur président de la Bundesbank dans les années 1990),
  • Beaucoup ont des responsabilités au sein de la Communauté économique européenne, dont Gerard Brouwers, président du comité de politique conjoncturelle, et pas nécessairement uniquement au comité des gouverneurs des banques centrales des États membres de la CEE. Ces fonctions sont souvent conjuguées à des charges nationales.

En clair, les points de vues représentés au sein du Comité Werner sont nettement plus divers que ceux représentés au sein du Comité Delors.

Visualisaton comparative des deux rapports

 

Cette visualisation confirme les impressions que la lecture des deux textes m’a toujours données. La question qui se pose est alors la suivante: que s’est-il passé entre les presque 20 ans qui séparent les deux rapports?

Le grand changement de paradigme économique des années 1970

Le premier élément qui explique la différence entre les deux plans est le grand changement de paradigme des politiques économiques des années 1970. On passe de politiques économiques marquées par le keynésianisme qui a émergé dans les années 1930 – insistant sur la demande, pour simplifier – aux théories néo-classiques (théorie de l’offre et monétarisme). Du Royaume Uni et des États-Unis des années 1960 à la Grande Bretagne de Margaret Thatcher et à l’Amérique de Ronald Reagan; de la France des Trente Glorieuses à celle du tournant de la rigueur. La stagflation des années 1970 (conjugaison inédite d’inflation et de stagnation économique) et les chocs pétroliers encouragent les États à des politiques différentes, limitant l’intervention de l’État dans l’économie. Les politiques économiques et monétaires luttent désormais contre l’inflation, avec un chômage bien plus haut qu’auparavant. Le modèle de banque centrale s’oriente vers l’indépendance et le “banquier central conservateur”.2

Ce changement de paradigme se ressent dans le plan Delors, où disparaissent certaines caractéristiques des politiques économiques de l’après-guerre, y compris la consultation des partenaires sociaux et les politiques économiques interventionnistes.

Le résultat paradoxal d’une volonté politique

L’union économique et monétaire3 a été possible parce qu’il y a eu une volonté politique – principalement celle, dans les années 1980, de François Mitterrand et Helmut Kohl – d’aller vers une monnaie unique. Mais, cette volonté politique a abouti à laisser l’architecture de cette monnaie unique aux gouverneurs des banques centrales. Ainsi, Jacques de Larosière, alors gouverneur de la Banque de France et membre du Comité Delors raconte-t-il que peu avant l’ouverture des travaux du comité Delors, il est allé voir François Mitterrand à l’Élysée pour lui dire que, selon lui, une union économique et monétaire ne pouvait se faire qu’avec la Bundesbank. Cette dernière étant indépendante, la monnaie unique devrait se faire à ses conditions. Le président de la République ne l’a pas contredit4.

La communauté épistémique des banquiers centraux

Ainsi, comme indiqué ci-dessus, le comité Delors est-il d’abord un comité des banquiers centraux de la Communauté. Jacques Delors, qui assistait régulièrement aux réunions du Comité des gouverneurs, a laissé les banquiers centraux discuter entre eux et élaborer les points élémentaires de la marche vers l’union économique et monétaire.

Amy Verdun décrit le comité Delors comme une “communauté épistémique”5, ce qui inclut notamment une convergence de vues, de valeurs, de pratiques et d’objectifs. Cette convergence6 a été longuement et patiemment construite depuis 1922 (conférence de Gênes et sa préparation) autour de l’incontournable Montagu Norman, gouverneur de la Banque d’Angleterre, pendant l’entre-deux-guerres. Les banquiers centraux, au long du XXe siècle, ont pu s’appuyer sur des institutions – la Banque des règlements internationaux, le FMI, la Banque mondiale.

Au niveau européen, les gouverneurs des banques centrales des États membres de la Communauté, ont progressivement pu établir leur influence, par les travaux de la BRI (qui siège hors de la Communauté, à Bâle, mais où ils se rencontrent tous les mois), la création du Comité des gouverneurs (1964), puis, une fois le plan Delors approuvé et inscrit dans le traité de Maastricht, l’Institut monétaire européen et, aujourd’hui, la banque centrale européenne, peut-être le seul organe réellement fédéral de l’Union.

Conclusion

Estimer, parce que les deux plans projettent trois phases et ont le même but, l’union économique et monétaire, que ces plans sont similaires ou expriment la même chose, c’est, ainsi, occulter le fait que leur contenu n’est pas similaire. Le plan Delors contient peu d’éléments sur une politique économique commune, y compris les éléments budgétaires. Certes, le pacte de stabilité – uniquement pour la politique budgétaire, pas pour le reste de la politique économique d’un État – comprend une certaine harmonisation, mais vue du plus petit côté de la lorgnette. Or, ces manques du plan Delors sont, probablement, la grande faiblesse d’une union économique et monétaire aujourd’hui mise à très rude épreuve.



Citer ce billet
Frédéric Clavert (2013, 8 mars). Plan Werner et plan Delors: les non-dits d’une comparaison. L'histoire contemporaine à l'ère numérique. Consulté le 28 mars 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/plu4

  1. Verdun, Amy. « The Political Economy of the Werner and Delors Reports: Continuity Amidst Change or Change Amidst Continuity? » From the Werner Plan to the EMU. In Search of a Political Economy for Europe. 2e éd. vol. 29. Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt/M., New York, Oxford, Wien: Peter Lang, 2002. 73‑96. Print. Travail & Société – Work & Society; Allemand, Frédéric. « Crise de la zone euro : modernité du plan Werner (1970) ». Futuribles 382 (2012): 63‑71. CrossRef. Web. 8 mars 2013. []
  2. Je ne prétends toutefois pas que la politique d’union économique et monétaire issue du plan Delors et inscrite dans Maastricht est une politique monétariste – Milton Friedman n’a pas approuvé l’objectif de monnaie unique cf. Clavert, Frédéric. « Les oppositions à l’euro ». Contre l’Europe ? Antieuropéanisme, euroscepticisme, altereuropéanisme dans la construction européenne de 1945 à nos jours. Éd. par Birte Wassenberg, Frédéric Clavert, et Philippe Hamman. vol. 1. 2 vol. Frankfurt a.M.: Steiner, 2010. Print. []
  3. Comme le rappelle la conclusion de:Dierikx, Marc et al., éd. Common fate, common future. A documentary history of monetary and financial cooperation in Europe. 1947-1974. Den Haag: Instituut voor Nederlandse, 2012. Print. []
  4. Cette anecdote m’a été racontée par Jacques de Larosière mais peut aussi être trouvée dans: Dyson, Kenneth H.F., et Kevin Featherstone. The Road to Maastricht: Negotiating Economic and Monetary Union. Oxford University Press, 1999. Print. []
  5. Verdun, Amy. « The role of the Delors Committee in the creation of EMU: an epistemic community? » Journal of European Public Policy 6.2 (2001): 308–328. Print; Clavert, F., et O. Feiertag. « Les banquiers centraux dans la construction européenne: introduction ». Histoire, économie & société 30.4 (2011): 3–9. Print. La définition de la communauté épistémique peut se trouver dans: Haas, Peter M. « Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination ». International Organization 46.01 (1992): 1‑35. Cambridge Journals Online. Web. 31 mai 2011. []
  6. Cette convergence est loin d’être complète: il suffit de regarder les divergences entre Axel Weber, ancien président de la Bundesbank et ses collègues de la Banque centrale européenne, divergences qui ont probablement mené à sa démission []

Une réflexion sur « Plan Werner et plan Delors: les non-dits d’une comparaison »

  1. Emmanuel Mourlon-Druol

    Un petit commentaire en passant, car ma marotte du SME me revient à l’esprit en te lisant, à propos du fait que le plan Werner est plus “économique” et le plan Delors est plus “monétaire”: c’est à peu près la même chose fin 1977-début 1978 entre Jenkins (président de la Commission) et Ortoli (vice-président en charges des affaires économiques et monétaires): le premier parle, dans les faits, d’union monétaire, alors que le second parle d’union économique.

    Je ne sais pas trop quoi en conclure, il faudrait que j’y réfléchisse à tête reposée…

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